Chapitre 10

 

Je revins à moi quelques secondes plus tard – trop vite pour que Lugh puisse soigner quoi que ce soit – quand la police défonça la porte d’entrée. J’aurais vraiment aimé me tirer de là – la police faisait partie des complications dont je n’avais pas besoin en ce moment – mais, même si je parvins à me mettre à genoux, mes jambes n’étaient pas encore en mesure de me porter.

La nausée bouillonnait dans mon estomac et mon petit doigt cassé vibrait fichtrement. Quand je posai les yeux sur mon auriculaire, je constatai qu’il était tordu selon un angle peu naturel et, pendant une seconde, je crus vraiment que j’allais vomir. Puis je pensai à ce qui se passerait si on m’emmenait à l’hôpital. Des heures à attendre mon tour. Des radios. Des manipulations. Ils réaligneraient l’os puis me poseraient une attelle. Ce ne serait pas une partie de plaisir. Je glissai soigneusement ma main dans la poche de ma veste et même ce simple mouvement m’arracha un geignement.

Un policier armé apparut sur le seuil du bureau. À la seconde où il me vit, il me visa à la poitrine et commença à me lancer des ordres : vous savez, toute la routine du « les mains sur la tête ». Il avait l’air tellement en pétard qu’il aurait pu me tirer dessus si je m’étais contentée d’inspirer. Je compris qu’avec ma main dans la poche de ma veste, il devait sûrement croire que j’allais dégainer une arme.

Je lui adressai un regard dans les vapes tout en me demandant de quelle manière je pouvais éviter de lui montrer ma main. J’étais sur le point de décréter que je ne pourrais y échapper quand Adam apparut derrière le flic.

— Baissez votre arme, dit-il. Je la connais. C’est la maison de ses parents.

— Monsieur ? demanda l’officier d’une voix hésitante.

— Baissez votre arme, répéta Adam plus lentement.

L’officier n’avait pas l’air très réjoui par cette idée, mais comme Adam était son supérieur, il lui obéit. Il garda un œil prudent sur moi en glissant son arme dans son holster et en s’éloignant de la porte. Sans lever la tête, je sentais le regard empli de colère d’Adam sur moi.

— Nous allons avoir une longue discussion, tous les deux, me dit-il.

— Super ! répondis-je.

Je n’étais pas pressée.

Il avança dans la pièce et me tendit la main pour m’aider à me lever. Je l’ignorai et me relevai tant bien que mal. Dans le mouvement, j’écrasai mon petit doigt et la douleur fulgurante manqua de me mettre à genoux.

Adam fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu as à la main ?

Je suppose que le fait que je garde la main dans la poche de ma veste paraissait suspect. Je baissai la voix afin que seul Adam puisse m’entendre.

— J’ai un doigt cassé et je ne veux pas qu’on me pose une attelle, si tu vois ce que je veux dire.

Tant que personne ne savait que ce doigt était cassé, Lugh pourrait me le guérir dès que je trouverais un endroit assez privé pour pouvoir y perdre conscience. Il faudrait juste que je porte une attelle ou un bandage afin que der Jäger ne sache pas que j’étais possédée si – ou plus probablement quand – nous nous rencontrerions de nouveau, mais je pouvais m’occuper de ça après que la fracture sera guérie. D’autres sirènes approchaient encore. Adam me considérait avec intérêt. Aussi effrayant que cela puisse paraître, je le connaissais assez pour deviner ce qu’il pensait.

— Tu m’emmènes aux urgences et je te fais bouffer tes couilles.

Il sourit.

— Ça pourrait valoir le coup. (Le sourire disparut.) Mais je ne pense pas que notre petite discussion puisse attendre qu’on en ait fini avec toi aux urgences.

Il se rapprocha encore plus et je dus résister à l’envie de reculer.

— Voyons les dégâts, dit-il.

Je considérai les options qui se présentaient à moi et pris conscience que je n’en avais aucune. À regret, je sortis avec précaution ma main de ma poche. Chaque mouvement déclenchait une nouvelle vague de douleur. Je ne tenais pas à voir les dégâts mais je ne semblais pas pouvoir en rester là, même si la seule vue de mon doigt tordu me donnait envie de tomber dans les pommes.

Apparemment, je ne connaissais pas Adam aussi bien que je le pensais… ou bien j’étais trop embrouillée par le coup que j’avais reçu sur la tête pour deviner ce qui allait se passer.

Avec la vitesse de l’éclair, il m’attrapa, me retourna et me serra contre son torse, une main sur ma bouche, ses doigts s’enfonçant dans les hématomes que der Jäger et mon père avaient laissés sur ma peau.

— Tiens-toi tranquille, me siffla-t-il à l’oreille. Dans une seconde, ce sera fini.

Puis, en me bâillonnant toujours, il se saisit de ma main blessée. J’essayai de l’écarter mais il était beaucoup plus grand et plus fort que moi. Il releva mon bras contre mon corps puis utilisa son autre coude pour me clouer contre lui. Je fermai les yeux et serrai les dents. Je savais que je ne gagnerais pas cette bataille.

Une lumière blanche, comme un éclair, explosa derrière mes paupières quand il redressa mon doigt et réaligna l’os. J’étais contente d’avoir sa main sur ma bouche car, malgré mes mâchoires serrées, j’aurais hurlé tout ce que je pouvais.

— Voilà, dit-il en me tenant toujours contre lui. Maintenant, personne ne peut savoir que ton doigt était cassé.

Il ne me lâcha pas avant que j’aie eu le temps de remarquer qu’il bandait. Et non pas parce que j’étais un canon dont le seul contact l’excitait. J’aurais voulu lui rentrer dedans, mais un autre homme en bleu rentra dans la pièce et ils se mirent à parler flic.

Adam dut beaucoup user de son grade pour me faire sortir de là sur une simple déclaration, comme quoi « il prendrait ma déposition » en personne. Il me tiendrait au courant plus tard de ce que je serais supposée lui avoir dit. Il me fit sortir de la scène de crime et me conduisit jusqu’à sa voiture banalisée. J’avais déjà voyagé à l’arrière de celle-ci, mais apparemment j’avais bénéficié d’une promotion et j’avais le droit désormais de voyager devant.

Je jetai un regard vers la maison tandis que nous nous éloignions et je vis les médecins urgentistes qui grouillaient à l’arrière. Je me rappelai le cri que j’avais entendu quand der Jäger s’était enfui. Un pauvre gars avait dû ouvrir la porte de derrière en n’ayant pas la moindre idée que ce qui en sortirait n’aurait rien d’humain.

— Il est mort ? demandai-je à Adam en me tordant le cou pour garder la maison en vue.

— Non, répondit brusquement Adam en tournant au coin de la rue. Pas encore, malheureusement.

Je frissonnai. Je ne tenais pas vraiment à savoir, mais je ne pus m’empêcher de poser la question.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Adam me regarda du coin de l’œil avant de se concentrer de nouveau sur la route.

— Il s’est vidé les boyaux. Littéralement. Bien entendu, on l’a aidé.

Mon estomac se mit à bouillonner en imaginant la scène. Mon visage passa du froid au chaud.

— Arrête la voiture !

Sans poser de question, il freina près du trottoir. Je poussai la portière et vomis dans le caniveau. Je suis certaine que le spectacle a ravi les passants, mais je ne pouvais me retenir. Je fus secouée de haut-le-cœur jusqu’à ce que mon estomac soit vide.

Quand je fus certaine que la crise était passée, je me laissai tomber sur mon siège et fermai la portière. Je tremblais, je transpirais, épuisée comme si je n’avais pas dormi depuis des semaines. Et sans oublier la douleur persistante et lancinante qui battait au rythme de mon cœur.

Adam me tendit un mouchoir.

— Désolé, je n’ai pas d’eau à t’offrir pour te rincer la bouche.

Fermant les yeux, je reposai ma tête contre le dossier du siège. Je n’avais absolument rien à dire. Je n’eus même pas l’idée de demander à Adam où il m’emmenait. Je m’efforçai de me détendre dans ma souffrance, espérant sombrer assez longtemps pour que Lugh me rafistole, mais je n’eus pas cette chance.

Je n’ouvris les yeux que quand Adam arrêta la voiture. Nous nous trouvions sur un parking. Supposant qu’il s’agissait de celui de mon immeuble, je songeai amoureusement à mon lit.

Mais, bien entendu, Adam et moi devions avoir notre « discussion ».

— Comment as-tu réussi à arriver juste à temps pour me sauver la mise ? demandai-je.

— On a reçu un appel concernant un éventuel cambriolage en cours. La personne a signalé qu’une femme rousse d’environ 1,80 mètre semblait surveiller la maison puis s’y était introduite après le départ des occupants. J’ai reconnu l’adresse et j’en ai déduit l’identité de cette femme. Quoi que tu sois en train de manigancer, il ne valait mieux pas que la police soit au courant, alors j’ai cru bon de passer.

Je n’avais pas dû être très discrète quand j’avais traîné dans cette épicerie. La discrétion n’avait jamais été un de mes points forts.

— Je ne mesure qu’1,78 mètre, commentai-je sans que cela semble amuser Adam.

— Qu’est-ce que tu manigançais ? Et qu’est-ce qui s’est passé ?

Il n’y avait plus de secret maintenant, c’était inutile de garder les informations pour moi. Je lui racontai tout : mon séjour mystérieux à l’hôpital, les dossiers, la lettre Bradley Cooper, le tas de cendres et der Jäger. Et j’essayai de ne pas penser au cri que j’avais entendu, le cri d’un homme dont les tripes étaient arrachées par un démon. Je remerciai le ciel que mon estomac soit déjà vide.

Le silence s’installa une fois que j’eus fini de parler. Regardant le mur de béton gris à travers le pare-brise, je me concentrai sur ma respiration. Du moins je m’y efforçai, bien que la douleur lancinante de mon doigt soit une réelle distraction. Et je ne pouvais m’empêcher de penser au dernier commentaire de der Jäger. Lui et moi n’en avions pas fini. Ô joie !

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé hier ? demanda Adam. Nous aurions pu trouver un autre moyen d’obtenir ces papiers avant que tes parents les brûlent.

Je tournai la tête vers lui.

— Je ne voulais peut-être pas prendre le risque que mes parents soient torturés à mort si ce qu’ils te disaient ne te satisfaisait pas.

— Ah, dit-il, on en revient à Valerie.

Je tendis la main vers la poignée de la portière – ma main gauche, bien entendu – mais Adam actionna le verrouillage.

— Tu ne me le pardonneras jamais, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. Même si je n’avais pas le choix.

Je soupirai.

— Ma tête sait que tu n’avais pas le choix. Mon cœur s’en fout.

Est-ce qu’il allait supposer qu’il n’avait plus d’autre choix dorénavant que d’interroger mes parents ? Et dans ce cas, serais-je en mesure de l’en empêcher ?

Je savais que non. Mon Dieu, comme je détestais me sentir impuissante ! Et cela m’arrivait bien trop souvent ces derniers temps.

Une fois encore, je tendis la main vers la poignée, en appuyant sur le bouton de déverrouillage. Mais avant que ma main atteigne la poignée, les verrous claquèrent de nouveau. Pour sortir, j’allais devoir utiliser mes deux mains en même temps et je ne pouvais supporter l’idée de bouger ma main droite plus qu’il était strictement nécessaire. Même si, grâce à Adam, mon doigt était de nouveau droit, il enflait comme un ballon.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, Morgane ? demanda Adam. Tu ne peux pas simplement rentrer chez toi et reprendre une vie normale. Pas maintenant que der Jäger te pourchasse.

Je frissonnai.

— Comme si ma vie avait eu quoi que ce soit de normal ces derniers temps.

— Tu sais ce que je veux dire.

— Ouais, je sais. (Je me tournai vers lui.) Qu’est-ce que tu proposes ? Qu’est-ce qu’un misérable humain peut faire pour se protéger d’un démon déchaîné ?

— Eh bien, tout d’abord, tu peux venir habiter avec Dom et moi.

J’écarquillai les yeux. J’avais déjà expérimenté cette option – pas de mon plein gré, dois-je ajouter – et je n’avais pas apprécié cette expérience.

— Ouais ? Et tu vas rester là et monter la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Ça risque de perturber un peu ton boulot, tu ne crois pas ?

Il ne trouva pas de réponse toute faite pour cette question.

— Écoute, j’habite au 27e étage, poursuivis-je. Pour m’approcher, der Jäger devra passer la porte, on est d’accord ? Il ne peut ni voler ni escalader les façades d’immeuble comme une araignée.

Adam acquiesça malgré lui.

— Tu te rappelles que j’ai un Taser. Et en ce moment, j’ai même un colocataire. Tant que nous monterons la garde, der Jäger n’a aucune chance de s’en prendre à moi sans recevoir une décharge.

Adam n’appréciait pas ce plan – ou plutôt cette absence de plan – mais il ne paraissait pas avoir de meilleure proposition.

— Ne sors pas de ton appartement sans moi, m’ordonna-t-il. Je viendrai dès la fin de mon service et nous verrons si nous pouvons concocter un plan à nous deux.

Je n’aimais pas trop le ton de sa voix mais, pour une fois, je parvins à contenir une réponse rebelle. Je n’étais pas stupide au point de croire que je pouvais affronter der Jäger et remporter la victoire.

— D’accord, dis-je.

Adam m’adressa un regard suspicieux.

— C’est trop facile.

Je secouai la tête.

— J’ai rencontré der Jäger de près et personnellement. Je ne tiens absolument pas à retomber sur lui dans une allée obscure. (J’esquissai un sourire.) De plus, il devient plus facile pour moi d’accepter de l’aide quand j’en ai besoin.

Le regard qu’il me lança montrait à quel point il ne me faisait toujours pas confiance. Pourtant, quand je tendis la main vers la portière, il me laissa l’ouvrir.

— Je vais t’accompagner à ton appartement, dit-il en sortant de la voiture.

Je me contraignis à juguler le violent désir de lui demander de s’abstenir. Je dus me rappeler intérieurement que je n’avais pas de Taser sur moi et que je ne souhaitais pas mourir.

— Merci, dis-je, les mâchoires serrées.

Puis, alors que nous nous dirigions vers l’ascenseur, une pensée très troublante me frappa.

— Est-ce que tu pourrais battre der Jäger si tu devais l’affronter ?

Du coin de l’œil, je perçus la soudaine tension qui traversa son expression.

— Je ne sais pas, admit-il enfin. Mais je pourrais au moins le retenir assez longtemps pour que tu parviennes à t’échapper.

Il n’y avait plus grand-chose à ajouter. Nous marchâmes en silence jusqu’à la porte de mon appartement.

Morgane Kingsley, Tome 2
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